Racines de Cendre

Auteur : Nouvelle- 161


Arcachon, 1861

La brume matinale, chargée de sel et de résine, caressait la peau ridée de Margot comme une vieille connaissance. Depuis trois générations, sa famille vivait au rythme des marées et des saignées des pins, elle aimait  se réfugier dans  sa cabane nichée entre les dunes mobiles et la forêt profonde d’Arcachon. Les racines noueuses des pins maritimes, semblables à des serpents pétrifiés fouillant le sable blond, étaient les veines de ce pays. Elles tenaient les dunes, retenaient les souvenirs, et nourrissaient les siens.

Son frère , Raoul ,son ainé , le marin , avait vécu au  bord du  Bassin dans  la toute flamboyante  villa familiale l’ALMA à la Chapelle , qu’il partageait avec sa sœur ,  dont s’était emparée sans vergogne  l’une de ses petites filles Bélonie avec son félon de  comptable  de mari .  

Dès le décès de Raoul, Margot avait été mise à la porte une nuit ,manu militari, sans âme ni bagage.

Amère , elle ressentait de la colère face à cette turpitude  et séparation d’avec les siens, et  la cécité des  uns  et des autres   lui causait une peine immense .

La dune , les pins , l’océan si proche, sous la douceur des parfums de  résine s’évadant des galips fraîchement taillés au hapchot à la care des pins et de l’iode des embruns, lui procuraient une  pleine  béatitude .

Ce matin-là, cependant, un bruit discordant déchira la quiétude du sous-bois : le martèlement sec des sabots sur le chemin du Roy, devenu chemin de l’Empereur. Deux gendarmes en uniforme bleu horizon, le shako bien droit, s’arrêtèrent devant sa clairière. L’aîné, une moustache grise taillée au cordeau, brandit un parchemin officiel orné de l’aigle impérial.

"Au nom de Sa Majesté l’Empereur Napoléon !" tonna-t-il. "Réquisition de tous les pins d’âge et de taille convenables pour les chantiers navals de Bayonne. La Marine Impériale a besoin de mâts, femme."

Margot sentit un froid lui parcourir l’échine, malgré la douceur de l’air. Ses yeux se portèrent instinctivement vers le géant qui dominait la clairière, un pin laricio vieux comme le siècle, que son arrière-grand-père avait planté. Ses racines, profondes et puissantes, semblaient épouser la dune elle-même. C’était l’âme de ce lieu, le protecteur. Son propre fils, André, avait gravé ses initiales dans son écorce adolescente, avant qu’il ne soit  enrôlé  dans les affres des Balkans .

"Ce pin-là, pas toucher, messieurs," dit-elle d’une voix ferme, malgré les tremblements de ses mains noueuses. "Il tient la dune. Sans lui, le sable ensevelira ma cabane avant l’hiver."

Le gendarme ricana. "Les dunes et ta bicoque, la mère, pèsent peu face aux besoins de l’Empire. L’Empereur combat pour la grandeur de la France. Ce pin servira sur un vaisseau de ligne qui humiliera en mer Noire les Russes." Il pointa le vieil arbre du doigt. "Celui-là est parfait. Il sera marqué."

Alors qu’ils appliquaient une large marque rouge sang à la peinture sur l’écorce rugueuse du géant, Margot resta immobile, un goût de cendre dans la bouche. Les racines, là, sous ses pieds, semblaient frémir de colère. Elle les connaissait, ces racines. Elles couraient secrètement, reliant tous les pins de la parcelle comme les veines d’un même corps. Elles avaient vu naître et mourir les siens, porté les rires d’ André , enfant, absorbé les larmes versées pour son départ.

Les jours suivants, les bûcherons impériaux arrivèrent. Leurs haches mordaient le bois avec un bruit de destin implacable. Un à un, les pins voisins tombèrent, gémissant dans leur chute, laissant derrière eux des souches pâles comme des os brisés et un vide douloureux dans la lumière. L’odeur âcre de la résine fraîchement coupée se mêlait à la poussière de bois, une senteur de mort végétale.

Mais lorsque vint le tour du vieux laricio, l’impossible se produisit. La première hache, lancée par un bûcheron costaud, rebondit sur l’écorce avec un « clang « métallique, comme si elle avait frappé du fer. Étonné, l’homme frappa plus fort. Le tranchant s’émoussa, s’encaissa dans le bois, mais ne pénétra pas. Le pin résistait, immobile, défiant. Les bûcherons s’acharnèrent, changeant d’outil, jurant. Rien n’y fit. Le bois, d’une dureté surnaturelle, repoussait les lames. Une rumeur courut parmi les hommes, superstitieuse. On parlait de l’arbre maudit, protégé par la sorcière des dunes.

Margot observait, silencieuse, du seuil de sa cabane. Elle n’était pas sorcière. Elle était simplement d’ici. Elle savait ce que les gendarmes et les bûcherons ignoraient. Les racines du vieux pin ne plongeaient pas seulement dans le sable. Elles enlaçaient doucement, profondément, dans la pénombre fraîche du sol, les restes de son arrière-grand-père et de son grand-père, enterrés selon la vieille coutume familiale, au pied de l’arbre qui les avait nourris. Leurs corps retournés à la terre nourrissaient l’arbre, et l’arbre, en retour, veillait sur leur sommeil et sur leurs descendants. Ces racines étaient tissées d’os et de souvenirs, de fidélité à un lieu bien plus ancien que les empires.

Furieux et craintifs, les bûcherons abandonnèrent le géant, se contentant des autres arbres marqués. Le gendarme moustachu revint, l’air sombre. Il toisa Margot.

"Ton arbre diabolique résiste, femme. Mais l’Empereur n’aime pas qu’on lui résiste. Prends garde."

Margot le regarda droit dans les yeux, ses propres yeux couleur d’ambre, couleur de résine ancienne. "Ce n’est pas à moi qu’il résiste, monsieur le gendarme. Ni même à l’Empereur. Il résiste à ceux qui ne comprennent pas que certaines racines sont plus profondes que les décrets. Qu’elles tiennent les hommes et les dunes."

Le gendarme hésita, décontenancé par son calme et l’étrange lueur de son regard. Il jeta un coup d’œil au vieux pin, dont l’écorce portait encore la marque rouge, inutile, et au sol sablonneux où semblaient palpiter des ombres invisibles. Craignant le ridicule ou pire, il tourna les talons sans un mot.

Les mois passèrent. Les mâts d’Arcachon gagnèrent Bayonne, puis les navires de ligne. André,  le fils de Margot, ne donnait plus signe de vie depuis Sébastopol. L’Empire, immense et fragile, commençait à grincer sous son propre poids.

Un matin d’hiver, un vent violent du large se leva, charriant des embruns glacés. Il attaqua la dune dénudée par les coupes, la soulevant, la poussant vers la cabane comme une marée de sable. Margot, terrée chez elle, entendait le grondement menaçant.

Au cœur de la tempête, elle sortit. Le vent hurlait, charriant des rafales de sable qui cinglaient comme des milliers d’aiguilles. La dune avançait, inexorable, un mur mouvant. Mais devant sa cabane, une silhouette sombre tenait bon : le vieux laricio. Ses branches craquaient sous l’assaut, mais ses racines, profondément ancrées dans le sol nourricier et funéraire, résistaient. Elles agrippaient la dune, la retenaient, créant un rempart vivant contre l’avalanche de sable. Le sable s’accumulait contre le tronc, formant une digue naturelle, épargnant miraculeusement la petite cabane.

Quand l’aube grise se leva sur une mer encore hargneuse, Margot émergea. La dune avait avancé, oui, mais elle s’était arrêtée, domptée, au pied du vieux pin. L’arbre, couvert d’une carapace de sable et de sel, semblait encore plus imposant, plus ancien. À sa base, le sable avait partiellement dénudé ses racines maîtresses. Et là, parmi les racines puissantes et tortueuses, quelque chose brillait faiblement : un fragment d’os humain, blanchi par le temps, enlacé par le bois vivant comme une étreinte éternelle.

Margot s’agenouilla dans le sable humide, posant une main tremblante sur la racine noueuse et l’os. Une paix profonde, mélangée à une tristesse immense, l’envahit. Les larmes coulèrent enfin, silencieuses, pour André , Raoul , Cécile , Loulou partis, pour l’Empire qui s’effriterait , face à tous les empereurs en geste  , face à la trahison ,  pour les hommes qui ne comprenaient pas.

Mais ici, dans le grondement apaisé de l’océan et le bruissement résistant des aiguilles du vieux pin, une vérité plus ancienne que Napoléon, plus solide que le chêne des vaisseaux, persistait. Les racines, celles des pins et celles des hommes qui avaient aimé cette terre, plongeaient dans l’obscurité fertile du temps. Elles tenaient bon. Elles étaient la mémoire, la fidélité, l’ancrage. Elles étaient Arcachon. Et aucune tempête, aucune réquisition, aucun empire, ne pourrait jamais vraiment les déraciner.

                                                                                                          

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