Le Cercle des Dames de la Lune
Auteur : Nouvelle- 173
Une nouvelle de Rose
Arcachon, septembre 2025.
Il fait très chaud ce samedi de fin septembre. Rose pense qu’elle a pris une sage décision en n’ouvrant pas l‘Hôtel des ventes aujourd’hui. La ville s’assoupit dans une torpeur encore estivale mais les curieux se pressent malgré la chaleur aux journées du Patrimoine.
Et plus particulièrement dans le salon d’honneur de la Mairie, où le superbe piano du Casino Mauresque, miraculé de l’incendie de 1974 ne renait pas de ses cendres mais d’une toute fraiche restauration. En palissandre frisé de la maison Érard datant de1900, il s’étire de tout son long dans la moquette rouge impérial du salon. La ville s’est émue de ce legs imprévu, et la presse s’en est fait les échos mais déjà l’émotion s’estompe pour laisser place à la curiosité.
Pas pour Rose. Elle presse le pas car la fin des visites est proche. Rose rentre le plus discrètement possible dans le grand Salon, Elle a un plan en tête, elle sourit intérieurement. Elle ose simplement ne pas avoir peur de passer à côté d’un frisson.
Rose est commissaire-priseur, spécialisée dans l’art du XIXe siècle. Malgré sa jeunesse, la jeune femme à la frange blonde et aux yeux espiègles dirige son Hôtel des ventes avec l’instinct d’un chef d’orchestre.
Depuis la reprise de la charge, il y a 5 ans, elle a insufflé un esprit plus moderne. Rose est élégante et atypique. Elle partage ses trouvailles, des plus insolites aux plus somptueuses sur les réseaux sociaux et est suivie par des milliers d’abonnés. Elle fait partie de cette nouvelle génération très connectée. Rose, l’influenceuse au marteau est même devenue une star de la profession.
Mais cette année, les Journées du Patrimoine lui inspirent une idée folle : se faire enfermer volontairement dans le salon d’honneur pour jouer, seule, la nuit sur ce piano qui depuis son installation à la Mairie, la fascine jusqu’à devenir une obsession. Rose sourit un peu plus encore. L’effervescence qui règne autour d’elle avant la fermeture lui permet de se glisser derrière l’une des grandes tentures, ne plus respirer et patienter jusqu’au silence absolu.
Rose sort de l’ombre, fébrile. Elle se dirige à la seule lumière de son portable et le piano lui apparait majestueux et démesurément grand. Elle n’est plus Rose la commissaire- priseur mais Rose la pianiste. Ses doigts tremblent en soulevant le cylindre du piano. Elle s’assoit, esquive quelques notes qui résonnent, celles de la Valse des Patineurs, écrite par le pianiste attitré de l’Impératrice Eugénie. Ses doigts se mêlent sur le clavier à ceux des célébrités qui l’ont effleuré avant elle. Elle frissonne, le plaisir est intense, mais elle ressent une légère angoisse comme si le piano à travers la mélodie lui adressait un message.
Claquement de porte, bruits de voix qui s’approchent, Rose ne réfléchit pas et couvre rapidement le piano avant de se laisser glisser. Sous le ventre obscur de l’instrument, elle s’accroche et ne respire plus. Trop préoccupée à calmer les battements de son cœur, sa main effleure une petite aspérité. Rose s’y égratigne la main. Elle pense avoir entendu un cliquetis presque imperceptible. Elle repasse sa main avec précaution et découvre une trappe épousant parfaitement le bois dont elle extrait une grande enveloppe ancienne. Dans le silence revenu, Rose se pose plus tranquillement sur la moquette. Il lui reste quelques heures avant la réouverture.
Mais que fait cette enveloppe dans ce piano ? Celui-ci la regarde et se fait complice. Rose retient son souffle en découvrant le contenu de l’enveloppe bien protégé dans un papier de soie. La seule chose à laquelle elle pense à cet instant , c’est cette phrase entendue lors d’une tenue du Cercle des Dames de la Lune : « On dit que les grands pianos conservent tout ce qu’ils ont entendu. Les cris. Les soupirs. Les secrets ». Rose sait maintenant qu’elle tient une porte entrouverte sur un autre siècle.
Arcachon, Septembre 1863
Ce soir-là la chaleur était accablante. L’Impératrice Eugénie avait quitté Biarritz précipitamment quelques jours plus tôt pour se rendre à Arcachon où elle avait pris goût à s’éloigner des tracas impériaux.
Sa contrariété avait été grande en apprenant par Charles Louis qu’il escomptait faire une visite à Arcachon en octobre. Malgré son insistance à connaitre l’objet de cette visite, il était resté discret voir mystérieux.
Cela l’avait suffisamment inquiétée pour qu’elle convoque le plus vite possible l’ensemble des futures administratrices à se retrouver le plus discrètement possible à Arcachon. Elle leur avait recommandé d’évoquer une convalescence afin de profiter des bienfaits des senteurs balsamiques des pins et des bains de mer.
Elles prendraient le temps nécessaire à leurs démarches prévues initialement en octobre tout en profitant des plaisirs que leur procuraient le bassin et sa petite mer intérieure. Eugénie malgré sa grande beauté et son intelligence sentait que Charles Louis s’éloignait de plus en plus d’elle. Non pas pour les affaires politiques qu’il lui confiait même à traiter, mais le charme et l’attirance physique avaient disparu.
Il courtisait ailleurs, elle le savait mais ne s’en offusquait plus. Elle se dédiait maintenant à la cause des femmes et l’ampleur de la tâche suffisait à la combler. Elle avait bien eu, elle aussi, quelques aventures légères avec des hommes de passage, d’ailleurs elle regrettait de s’être laissée séduire par Franz Xavier, son peintre attitré. Elle espérait qu’il resterait raisonnable, elle s’était vite détachée de tout lien. Mais Franz Xavier l’accompagnait pour assurer une présence masculine. D’ailleurs à peine arrivé, il croquait déjà ces dames sur le perron du Grand Hôtel.
L’Impératrice Sissi était arrivée en début d’après- midi. Elle avait laissé les enfants aux bons soins des nourrices et François Joseph l’avait laissée encore une fois partir sans questionnement.
Sissi se sentait seule. Les frasques de son époux ne la touchaient plus. Elle lui faisait de l’ombre par sa beauté et l’énergie qu’elle dégageait. Intolérante à l’égard de l’étiquette de la cour, elle était lassée de ses vicissitudes. Elle avait, elle aussi, entretenu une liaison cachée avec un comte sans suite.
Elle avait trouvé auprès d’Eugénie une écoute bienveillante, le même goût pour l’activité physique, les bains de mer. Une véritable et sincère amitié liait les deux femmes confrontées aux mêmes tourments.
L’ idée audacieuse de créer un cercle féminin les avait encore plus rapprochées. Il y serait question d’éducation, de santé, d’indépendance économique et droit au divorce. Elles seraient dans les pas d’Olympe de Gouge et les deux premières femmes bachelières en cette année seraient présentes.
Pas moins d‘une trentaine de femmes de l’aristocratie mais aussi de la petite bourgeoisie et du peuple était attendue.
Elle avaient loué la Villa des Deux Lunes en Ville d’Hiver pour s’y retrouver secrètement. La journée avait été étouffante. Arcachon sentait la résine et le Bassin.
Eugénie et Sissi avaient passé l’après- midi au Grand Hôtel cloitrées, étouffées de corsets et d’obligations. Le cercle s’était finalement réuni en secret dans la villa en fin d’après -midi. Elles y avaient parlé littérature, liberté, médecine des femmes, poésie jusqu’à fort tard dans la nuit.
Mais à minuit, la lune pleine baignait la Plage Thiers. Elles avaient quitté l’hôtel par une porte de service, pieds nus. Elles avaient ri, comme des adolescentes. Puis, sans mot, elles avaient retiré leurs vêtements sous les cabines, un à un, comme on se débarrasse d’un poids.
Dans l’eau leur liberté était absolue, elles avaient nagé, longtemps, dans le silence du bassin. Et puis, Sissi s’était tournée vers Eugénie et leurs visages s’étaient trouvés.
Un seul baiser.
Pas un acte de passion, mais un refuge. Une fatigue immense, un besoin d’être comprises. Ce n’était pas une histoire d’amour. C’était un éclat de survie. Ce cercle porterait le nom chuchoté dans l’eau : Les Dames de la Lune.
Franz Xavier, fidèle, invisible, était là. Il croquait tout. Il avait peint la scène plus tard, dans l’ombre avec rage et rancœur.
Deux femmes dans l’eau, nues, enlacées dans une tendresse presque irréelle. Pour le moment, il s’agissait d’une esquisse rapide, au pastel. Signée discrètement : F.X.W. Il ferait la toile en secret.
Arcachon, Septembre 2025
Rose fait partie du cercle des Dames de la Lune, initiée par une amie de sa mère. Réunions discrètes dans une villa en ville d’hiver avec sur la façade, deux croissants de lune sculptés en vis-à-vis, on y travaille à l’amélioration de l’humanité.
Lorsque Rose montre la toile retrouvée sous le piano au cercle, le silence est total. Mireille, 91 ans, la doyenne, pose ses mains avec tendresse sur la toile.
« Eugénie et Sissi étaient à Arcachon l’été 1863. Ensemble. Officiellement pour une convalescence. En réalité, elles ont tenu ici le premier cercle. Elles ont voulu fonder un espace de liberté. »
« Et ce soir-là ? » demande Rose.
Mireille sourit. : « Ce soir-là, elles se sont échappées ».
Rose regarde Eugénie et Sissi, nues dans l’eau, baignées de lune, dans un instant suspendu. En regardant la toile, elle en perçoit la bouleversante pudeur et la grande sororité qui peut lier les femmes. Rose hésite entre histoire et silence. Elle connaît trop bien Arcachon pour croire que les secrets survivent seuls. Il faut les accompagner. Les protéger. Que faire ? Rose hésite. Exposer, c’est trahir. Cacher, c’est renier.
Rose n’a pas le temps de réfléchir. Sur l’écran de son portable, un message s’affiche : « Ce que vous avez réveillé à Arcachon… ce n’est pas un secret. C’est une mémoire. Et j’ai besoin de vous. Il reste cinq toiles. Et un journal. Il ne s’agit que de la première toile. Une série de six toiles a été dispersée à travers l’Europe par prudence. Une autre vous attend à Florence. 15 octobre. Galerie privée, Via dei Servi, 17. Je vous y attendrai. Nous devons parler. M.W
« Qui êtes -vous ? » demanda Rose
« Certains collectionneurs en savent plus que les historiens »
« Pourquoi moi ? »
- « Rose, parce que vous entendez ce que les autres regardent seulement. »
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