Chambre Constance
Auteur : Nouvelle- 89
Tout le Grand Hôtel baignait dans l’attente. Le soleil de cette matinée d'août 1864 venait à peine de se lever que le rythme feutré de l'hôtel battait déjà son plein : les domestiques allaient de chambre en chambre avec des piles de draps toujours plus épaisses, les blanchisseries marchaient à plein régime au point que la vapeur d'eau atteignait le couloir, le parquet du hall brillait plus que jamais mais continuait d'être ciré. Et c'est bien normal : l’Impératrice Eugénie arrivait d'ici midi.
Les bagagistes avaient déjà presque fini d'apporter les affaires de l’Impératrice, ce qui ne faisait que stresser encore plus les majordomes et le maître d'hôtel.
Au milieu de tout ce ballet d'employés du Grand Hôtel, une tresse noire passait dans la foule. Cette tresse porte un nom : Constance Lefèvre.
Agile, les cheveux longs et noirs, les yeux comme deux noisettes aux mille teintes de bleu, et toujours son inépuisable énergie.
Ce matin-là, elle s'occupait d’une pile de draps particulièrement haute à apporter à la blanchisserie. Le petit bout de femme de treize ans devait se rendre à la chambre vingt-deux, la chambre qu'allait occuper Eugénie.
Constance hocha distraitement la tête sans répliquer et gravit l'escalier principal. Elle l'avait tellement de fois frôlé du pied qu'elle en connaissait chaque craquement, chaque espace entre les marches, et même la marche maudite à éviter car elle s'effondrait à moitié.
Arrivée au couloir majestueux qui menait à la suite vingt-deux, réservée aux têtes couronnées, la chambre semblait presque l'attendre. Toujours dans son indifférence habituelle, Constance se débrouilla pour ouvrir la porte avec son coude pour ne pas faire tomber les draps qu'elle tenait.
En entrant, elle stoppa net. Le miroir. Haut, ovale, encadré d'argent étincelant, il était posé au centre de la coiffeuse. Il était dans les affaires de l’Impératrice, donc n'était arrivé que le matin, mais il semblait avoir toujours été là. Le reflet de la lumière de la suite semblait presque aspiré par le verre.
Constance posa les draps sur le lit, la curiosité la dévorant. Elle avança sa main vers le miroir. Le verre se troubla. Des images surgirent. Des cris. Des flammes. Des toits en feu. L'hôtel ravagé. Arcachon toute entier dévoré par le feu. La jeune domestique recula, les yeux écarquillés. Ce n'était pas une hallucination. C'était un avertissement.
« Tu peux empêcher ça », semblait lui susurrer le miroir.
Il vibra. Elle vit son père, Jean Lefèvre, dans une arrière-cour de l'hôtel. L'homme d'une quarantaine d'années préparait les feux d'artifices pour le bal du soir. Le vent, soudain brutal, emporta une étincelle sur un tas de bois sec à proximité. Le feu démarra sans que Jean ne puisse l'arrêter. Elle se vit elle-même alerter les autres domestiques, le maître d'hôtel, tout le monde. Mais personne ne l'écoutait. Qui écouterait une gamine de treize ans ?
Alors seulement, elle comprit : le miroir montrait l'avenir. Et chaque vision renforçait le désastre. Les flammes commençaient à dévorer le Casino Mauresque. Prise de panique, elle se recula, buta sur le lit de la suite et s’étala de tout son long sur le sol. Madame de Biensan, qui passait dans le couloir et qui fut alertée par le bruit, ouvrit la porte.
Et la gouvernante sortit.
D'un coup, comme si elle avait toujours eu cette idée en tête, elle prit un chandelier sur une étagère et l’envoya se briser contre le miroir. Constance se sentit comme aspirée dans celui-ci. Elle tourbillonna dans une mer d’images et de sons. Et une affirmation s'offrit à elle, sans qu'elle ne sache pourquoi : elle avait disparu des mémoires. C'était fini.
Le soir même, l'Impératrice arriva. On constata qu'un miroir avait été brisé dans la chambre vingt-deux, sans trace du coupable. Personne ne se souvint avoir vu la jeune Constance ce jour-là. Ni son père Jean, ni Madame de Biensan, ni aucun autre employé du Grand Hôtel. Aucune trace d'elle dans les registres. Son lit, dans les combles, était rangé pour une domestique future.
Dans les jours qui suivirent, Jean sortit la caisse de feux d'artifices. Un vent brutal se leva soudain. Jean plissa les yeux, et marmonna pour lui seul :
- Bon, annulons.
Et Jean rangea la caisse. On évita l'inévitable. Mais Constance, elle, disparut des mémoires.
Les années passèrent. La chambre vingt-deux fut rénovée, mais ne fut plus jamais réoccupée. Les employés racontent que les draps se froissent tout seuls, ou qu'on voyait une ombre passer dans les miroirs si on restait assez longtemps dans la pièce.
Un nouveau directeur, un certain Laurent Lefèvre, changea même le nom de la chambre : « Chambre Constance », sans donner plus d'explications. Une légende ? Un hommage ? Un souvenir ? Nul ne s’en souvint.
Jean Lefèvre, devenu vieux et bossu, passa un jour devant la Chambre Constance.
- Drôle d'idée, murmura-t-il. J'ai l'impression qu'une petite travaillait ici, fut un temps... Une gamine vive qui ne parlait pas beaucoup. Avec des cheveux noirs. Comment elle s'appelait, déjà ? Je crois bien que j'ai oublié...
Sur la coiffeuse, un miroir brisé attendait toujours. On raconte que dès qu'une flamme brûle dans l'hôtel, une silhouette passe derrière les miroirs du Grand Hôtel. Puis plus rien. Juste un reflet. Et un nom dont personne ne se souvenait :
Constance.
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