Monsieur Louis

Auteur : Nouvelle- 135


Depuis l'automne de l'année 1864 Il arrivait par le train du samedi chaque première semaine du mois.

Toujours très élégamment habillé d'un costume trois pièces plus ou moins chaud suivant la saison, couvert d'un chapeau en feutre ou d'un canotier les mois d'été , il ne passait pas inaperçu parmi la foule des voyageurs qui arrivaient avec le train de 11H45 pour profiter d'une journée de plage ou des distractions proposées par cette nouvelle cité d'Arcachon qui bien que n'ayant que 7 années d'existence offrait des charmes multiples et variés.

Il était toujours accompagné d'une petite valise en bois recouverte de cuir qui outre un manteau servait à transporter des documents et du petit matériel nécessaire à son activité.

Il était monté à la gare Saint Jean de Bordeaux, gare nouvellement construite pour desservir la ligne de La Teste et par la suite la direction vers l'Espagne souhaitée par l'empereur Napoléon III.

Ce qui favorisait ainsi les projets des frères Pereire ,nouveaux propriétaire de la concession de la Compagnie du Midi.


C'était pour se rendre au service de ces deux hommes d'affaires que monsieur Louis faisait ce trajet régulièrement avec un rituel bien établi.


Le voyage effectué en première classe durait 1H50 , mais ne lui semblait aucunement un moment pénible ni une perte de temps car il trouvait très agréable la présence dans le wagon des jolies femmes souvent bien habillées de robes légères et colorées, accompagnées de messieurs bien mis , fiers de la présence de ces dames pour partager une joyeuse journée.

Ce train que l'on appelait le train des plaisirs se devait d'être fidèle à sa réputation , même en seconde classe où les plus jeunes se rendaient à la plage pour profiter des bains de mer.

Malgré les arrêts multiples tout le long du parcours ,ceux-ci brisaient la monotonie d'un voyage au confort tout relatif avec une locomotive poussive et des voitures bruyantes et mal suspendues.

Pessac, Croix d'Hins, Marcheprime, Biganos ,Lamothe , Le Teich , Gujan Mestras et La Teste toutes ces étapes permettaient de remplir allègrement le train qui déversera au terminus tous ces visiteurs, encore plus nombreux à la belle saison.

Monsieur Louis de son vrai nom Luis Armando de Souza ,était né dans une famille juive séfarade qui avait des liens familiaux avec la famille Fonseca dont la fille Rachel avait été la première épouse d'Isaac Pereire.


Comme les Pereire qui avaient fuit les persécutions des catholiques dans leur pays d'origine, ses parents s'étaient réfugiés à Bordeaux en en ajoutant une connotation plus française à leurs noms comme un désir d'intégration dans leur pays d'accueil.



C'est sous le nom de Louis Souza que Luis s'installa comme tailleur pour homme en appartement en 1857 au 15 place Dauphine à Bordeaux qui deviendra plus tard la place Gambetta de la capitale girondine.

Monsieur Louis avait son atelier au deuxième étage du célèbre Magasin Vert , magasin vendant des soieries ,des tissus,de la dentelle et de la doublure avec une belle façade à l'angle de la rue Bouffard.

Ce beau magasin dans un somptueux immeuble du XVIII° verra plus tard en 1934 l'installation d'un magasin Le Printemps qui marquera l'époque des grands magasins généralistes.

C'est à l'occasion de la deuxième visite impromptue de Napoléon III à Arcachon le 4 octobre 1863 que monsieur Louis fut sollicité par Cécile Rhoné pour intervenir d'urgence, 15 jours avant la visite impériale impromptue , pour tailler une redingote à Émile Pereire son père.

Monsieur Louis lui avait été élogieusement recommandé par le vicomte Edouard de Mentque préfet de la Gironde qui à cette époque était un arbitre des élégances sur la ville de Bordeaux

Ses origines portugaises, ses liens familiaux et cette recommandation préfectorale lui donnaient un crédit supplémentaire pour réussir cette mission.

C'est ainsi que la redingote portée par Émile Pereire lors la venue de l'empereur pour une visite privée, s'est retrouvée immortalisée sur le cliché de Jules-Alphonse Terpereau montrant

Napoléon III entouré de la famille Pereire au balcon du chalet Sans Soucis ,le surnom donné à la villa édifiée dans le Parc en bordure du Bassin.

Depuis ce jour mémorable, Monsieur Louis était devenu le tailleur attitré de la famille dès l'année suivante car Émile Pereire passait de plus en plus de temps en villégiature à Arcachon.

Le banquier pouvait suivre au plus prés les nombreux travaux entrepris par la Compagnie du Midi mais également sa santé se trouvait bien meilleure grâce à l'air iodé et aux essences balsamiques diffusées par les forêts de pins maritimes. Émile souffrait d'asthme et convaincu par les médecins de l'époque qui voulaient faire d'Arcachon une citée climatique.

Nous étions à l'été 1864 et la ville venait de se parer d'un nouveau bâtiment qui deviendra vite emblématique : le Buffet Chinois.

Comme son nom de Buffet l'atteste,ce restaurant proche de la gare devait servir de point de curiosité et d'accueil de tous les voyageurs qui venaient à Arcachon pour se distraire et trouver un endroit agréable pour dépenser de l'argent.


Après le casino Mauresque d'une architecture néo mauresque inspiré par la mosquée de Cordoue et l'Ahlambra de Grenade construit l'année précédente par Paul Régnauld ;Ce buffet Chinois imposant bâtiment de 3 étages en forme de pagode se voulait comme le casino , un témoignage de notre empire colonial.

Avant même d'avoir pu apercevoir le Bassin , l'arrivée à Arcachon était déjà surprenante, grandiose et fascinante.

Monsieur Louis comme beaucoup de voyageurs devint vite un habitué de ce lieu qu'il appréciait à la fois pour son exotisme , pour sa cuisine et pour la qualité de sa décoration.

Depuis ses visites régulières chez les Pereire , le buffet chinois était devenu la première étape de sa journée arcachonnaise.

Dés la descente du train une allée ombragée menait directement de la gare au majestueux escalier avec un rez de chaussé surélevé ,surmonté par 2 étages. On s'imaginait rendre visite à un mandarin entouré d'un luxe incomparable. Des glaces de grande valeur,des lambris cartouchés d'or et des peintures décoratives dues à Salesses et Bernier ,les 2 artistes qui ont oeuvré au Grand Théatre de Bordeaux,on se croirait plus dans un palais que dans un restaurant. Des cristaux et des éclairages au

gaz donnaient une atmosphère digne de l'empire du milieu.

Ajoutez à cela une brigade de serveurs impeccablement vêtus avec chemise blanche et gilet noir ,le Buffet constitue un enchantement qui met en valeur la qualité des habitués du lieu.

Monsieur Louis avait pour habitude de manger en bout de table à la table d'hôte ,c'était pour lui l'occasion de côtoyer à la fois des personnes sensibles aux charmes du lieu et de ne pas perdre trop de temps car son horaire était compté.

Son déjeuner était toujours le même si bien que les serveurs connaissaient par avance son menu.

Un vin de Porto en apéritif , puis un plateau de12 huitres venues des parcs de l'Impératrice accompagnée d'une crépinette comme le veut la tradition girondine, un verre de Bordeaux blanc sec et comme dessert un baba au rhum bien arrosé , un petit plaisir dont il raffolait.

Pas de surprise pour l'addition : Repas à prix fixe de 3 francs 50, pain et vin à discrétion.

Monsieur Louis donnait royalement un billet de 5 francs avant de quitter les lieux en confirmant son passage pour le mois suivant.


Il était temps pour lui de prendre une calèche pour se faire mener boulevard de l'Océan devant les grilles du Parc à l'entrée des visiteurs, accueillis par un concierge qui habitait la cabane du résinier avec vue imprenable sur le bassin.

Il existait également une autre entrée avec de grandes grilles majestueuses donnant sur le boulevard de la Côte d'Argent réservée aux fournisseurs et au personnel . Quelques années plus tard un tramway dont le terminus était au Moulleau fera un arrêt à cet emplacement..


Cette entrée de service éloignée du chalet menait vers les écuries et les jardins potagers ,elle était connectée aux allées cavalières qui sillonnaient ce domaine de près de cinquante hectares.

Monsieur Louis était toujours ébloui par le spectacle du Bassin à perte de vue, avec le banc du Bernet au sable doré découvert à marée basse. Posé sur le haut de la dune l'imposant chalet orné de mille dentelures de couleur sombre .On pouvait imaginer qu'il avait été transporté depuis les montagnes Suisses par un coup de baguette magique.

Attendu à chacune des ses visites par Fernande Labat , lingère attitrée de la maison, elle le conduisait auprès de Cécile Rhoné , la fille aînée d'Émile Pereire .


Cécile était à la fois la conseillère,la confidente et la maitresse de maison depuis le veuvage d'Émile qui se reposait entièrement sur elle et encore plus depuis que Fanny la petite dernière eut provoqué un drame familial en épousant à l'âge de 16 ans son propre oncle Isaac , le frère d'Émile.


La brouille entre les deux frères resta une plaie qui mit plusieurs années à se cicatriser.

Monsieur Louis avait à sa disposition un petit salon pour les essayages et une table pour découperles tissus , les doublures et présenter les boutons et les fils emportés dans sa précieuse valise.

Ces séances d'essayage pouvaient durer jusqu'à 2 heures car certains membres de la famille comme l'ingénieur Louis Régnauld ou des collaborateurs de la compagnie du Midi profitaient de la visite de ce maître tailleur pour passer commande pour eux même d'un pantalon , d'une veste ou d'une redingote qui ne dépareilleraient pas dans les beaux salons parisiens. De plus les prix étaient beaucoup plus attractifs que ceux du faubourg Saint Honoré.

Une fois la séance d'essayage terminée ,monsieur Louis n'avait plus de temps à perdre pour attraper son train avant 17H ,un dernier regard vers le Bassin avant de quitter le domaine .

Plus les mois passaient et plus ses venues se succédant, les adieux s'éternisaient comme à regret avec la lingère Fernande Labat.


Fernande Labat était entrée au service des Pereire il y a cinq ans dèja, recommandée par le responsable des écuries originaire de La Teste dont le père avait été pêcheur avec le père Labat. Survivre à quelques tempêtes mémorables cela crée des liens d'amitié pour toujours.


Le premier samedi du mois , Fernande semblait empressée pour se montrer sous son meilleur jour. Encore mieux apprêtée avec un chignon noué par un ruban ,un corsage échancré sous sa blouse de camériste et des chaussures à petits talons , elle ne semblait pas insensible au charme de cet hommed'une trentaine avancée, qui profession oblige était toujours impeccablement vêtu et qui portait avec

charme une fine moustache bien taillée.

Lui aussi était aussi intimidé par les regards langoureux de la belle .Ce manège amoureux faisait les délices de Cécile Rhoné qui s'en était amusée auprès de son père.


Chemin faisant et les mois passants le modeste tailleur de la rue Bouffard de Bordeaux élargissait sa clientèle d'éminentes personnalités d'Arcachon.

Adalbert Deganne le rival de Pereire avec son château en bordure de plage, le vicomte Charles Héricart de Thury deux futurs maires d'Arcachon , ainsi que Charles Rhoné le banquier gendre d'Émile Pereire et Isaac le frère lorsqu'il résidait quelques jours au chalet. Ce n'était là qu'un échantillon des « beaux messieurs » qui faisaient appel aux compétences de Monsieur Louis.


Cela faisait maintenant plus d'une année que monsieur Louis assumait avec constance ses visites à Arcachon avec une valise devenue un peu plus imposante que lors de ses premières venues.

Peut être avait il plus d'échantillons de tissus à présenter pour satisfaire une clientèle qui augmentait par le bouche à oreille.

Pour ce faire il honorait des rendez-vous dans un salon privé au second étage du Buffet chinois qui lui servait ainsi de cabine d'essayage.

Lors de sa dernière visite chez les Pereire , monsieur Louis se risqua à demander une faveur à Cécile Rhoné qui l'accueillait chaque fois avec beaucoup de courtoisie.


Pourrait elle servir d'intermédiaire pour organiser un rendez-vous galant et informel avec son employée la lingère Fernande Labat envers laquelle il imaginait un élan amoureux partagé .

Cette situation amusa beaucoup Cécile qui en plus d'apprécier la confiance du demandeur, était flattée de se retrouver au milieu de ce scénario amoureux.

-Vous aurez Monsieur bientôt une réponse à vos attentes envers mademoiselle Labat , répondit elle en prenant congé du tailleur amoureux.


Le premier du mois suivant, Monsieur Louis fidèle à ses habitudes se rendit au Buffet Chinois pour prendre place à la table d'hôte afin de déguster ses huitres préférées.

Le maître d'hôtel accueillant son fidèle client s'excusa de ne pouvoir lui octroyer la place habituelle au bout de la table d'hôte ,mais qu'il avait réservé pour le même prix le plus beau salon privé avec vue imprenable sur l'imposant Casino Mauresque.


C'était une occasion de découvrir le plus beau des salons richement décoré par des peintures magnifiques.

Une fois délesté de son chapeau ,de sa canne et de sa valise ,il est introduit sans prêter attention à la personne qui se tenait près de la fenêtre le regard tourné vers le Casino.


À peine la porte refermée ,la jeune femme en se retournant avec un magnifique sourire ce sourire qu'il aimait tant chez Fernande fit battre son cœur au delà du raisonnable.


Pris de cours et très intimidé ,il fit le baise main comme il est de mise chez les gens du monde à cette demoiselle qui était habillée comme une marquise. Osera t il la serrer dans ses bras.


Madame Céline avait tout arrangé et quoi de mieux que de mettre en tête à tête deux prétendants à une belle histoire d'amour dans un endroit aussi propice à des situations féériques.

Le déjeuner fut un merveilleux moment puisque Fernande et Louis ne firent que boire les paroles échangées et manger des yeux les minauderies que l'un et l'autre s'échangeaient.

Comme dans les belles histoires on envisageait déjà l'avenir qui devait immanquablement se terminer par un mariage après quelques mois de fiançailles qui permettront de mieux se connaître et de préparer une vie de couple.

Ce jour là ,la séance d'essayage fut quelque peu bâclée et monsieur Louis dû revenir la semaine suivante à la fois pour faire un vrai déjeuner au Buffet Chinois avec Fernande et finir le costume un peu mal ajusté à la dernière visite.

Ce fut aussi l'occasion pour Louis d'offrir une modeste bague à son aimée qui en fut toute bouleversée.

Également bouleversé fut l'emploi du temps de Louis qui venait depuis lors presque chaque semaine à Arcachon,même pour un bouton à recoudre mais plus naturellement pour faire de longues promenades dans le Parc ou au bord du Bassin à admirer le banc du Bernet avec Fernande.

Cécile Rhoné suivait l'évolution de la situation avec grand intérêt et la joie de sa lingère lui apportait beaucoup de plaisir. Fernande lui parlait très souvent de ses sentiments envers Louis et allait même jusqu'à lui confier leurs rêves d'avenir.

Et quand il fut question de mariage, Fernande se risqua à lui demander si il était raisonnable de demander à l'abbé Mouls de bénir leur union dans la chapelle des Marins.

L'abbé Mouls qui la connaissait bien car il était un visiteur régulier du chalet et qui l'avait baptisée quand il était curé à Cazaux un quartier éloigné de La Teste.

Vous savez bien Fernande que l'abbé Mouls est le curé de tous les fidèles petits et grands et qu'il a été notre bon apôtre en nous permettant d'acheter ce domaine si merveilleux pour toute notre famille.

Mais si vous préférez être mariée par le cardinal Donnet nous pourrions également vous y aider . Je ne sais pas si vous en serez plus heureuse pour autant ,dit elle, avec un petit rire amusé.

Un jour vous me parlerez de vos projets d'avenir car l'amour ça demande à la fois des sentiments et du travail pour le nourrir.

Plus la date du mariage approchait, plus l'effervescence montait dans les préparatifs de la fête .

Ils avaient choisi de se marier fin septembre au moment de l'été indien. Fernande et Louis de familles modestes avaient réuni quelques économies pour faire de ce jour une journée inoubliable avec dignité et modestie.

La famille Pereire avait tenu à apporter son aide en demandant à la Compagnie du Midi de prêter la villa Faust pour la journée ,villa louée pour les curistes aisés avec le personnel et le linge fourni et les mariés eurent également mis à disposition une calèche des écuries du Parc.

Ce fut un beau mariage qui laissa de très beaux souvenirs.


Le plus beau souvenir est survenu cependant six mois plus tard lorsque Fernande quitta le service de la famille Pereire avec beaucoup d'émotion et aussi d'espoir pour le futur .

Louis et Fernande avec une aide matérielle conséquente de la part d'Émile ,d'Isaac et de Cécile Pereire purent ouvrir avant la saison le premier magasin de mode d'Arcachon situé face au grand Hotel boulevard de la Plage.

À l'enseigne LE CHIC DU BASSIN fut inaugurée une très belle boutique au rez de chaussé d'un immeuble appartenant à la Compagnie du Midi ,avec en vitrine des robes décolletées ,des chapeaux et des ombrelles pour déambuler dans le parc du Casino Mauresque ou flâner en bord de mer.

Une pièce de tailleur pour homme avec confections sur mesure ,Arcachon n'avait plus rien à envier à Royan ou Biarritz ,les stations balnéaires concurrentes de l'Atlantique sud qui voyaient d'un mauvais œil la nouvelle concurrence arriver trop près de leurs plages dèjà bien fréquentées.

Pour Fernande et Louis la vie s'annonçait désormais ROYALE ,je dirais même IMPÈRIALE.




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