Mathilde ou

l’impériale volonté

Auteur : Nouvelle- 125



          Chapitre 1 — Quitter Paris, juillet 1857

— C’est décidé ! Je plie bagage ! 

Mathilde venait de recevoir une lettre de sa sœur Jeanne vivant à Agen, ville natale de la famille. Jeanne était scandalisée : « La première gare d’Agen a été démontée pour être reconstruite à… Arcachon ! Un lien avec le maire, originaire du Lot-et-Garonne, de cette nouvelle ville ? Je vais en parler à papa qui côtoie la famille Lamarque de Plaisance. »

Jeanne accompagnait son courrier d’un article du journal, L’Abeille Agenaise. Mathilde, peu sensible à l’émotion de Jeanne remarqua l’illustration jouxtant la photo de la gare démontée : une affiche de la Compagnie des Chemins de fer du Midi vantait les mérites des bains de mer à Arcachon ; une forêt de pins bordait la mer. 

Une ville qui me correspond, rêva-t-elle, blasée de la pluie parisienne.

Cette nouvelle ville créée par décret impérial de Napoléon III rassemblait les bienfaits de l’air marin et des émanations balsamiques. Les personnes « pulmonaires » pouvaient ainsi profiter d’une cure de santé. Mathilde se souvenait de François Legallais, une connaissance de son défunt mari. Il leur avait fait l’éloge des bains de mer, possédant à Arcachon un établissement conçu pour profiter des vertus thérapeutiques de l’eau de mer. Les familles issues de l’aristocratie y séjournaient durant la belle saison. Cette pratique semblait très en vogue.

Mathilde Barbé, jeune veuve, y voyait une belle occasion de changement. Elle comptait laisser l’entreprise de son mari aux associés. Il restait à régler les formalités administratives. Mais rien n’était simple pour une femme au 19e siècle : bien que son époux ait pris les dispositions nécessaires, ses associés avaient porté l’affaire en justice. Il était inconcevable qu’une femme, veuve, sans héritier et non remariée, accède à l’entière fortune du défunt.

« Je ne retournerai pas à Agen. Pas question de replonger dans leurs plans d’épouse docile. »


Chapitre 2 — Premiers pas à Arcachon, septembre 1863

Six années d’un procès ouvertement inéquitable permirent à Mathilde de n’obtenir qu’une partie mineure de la fortune de son mari. Les avocats misogynes et grassement payés, avaient réussi à orienter les textes en la faveur des associés, chose aisée lorsqu’on opposait une femme à deux hommes. L’héritage étant gelé, Mathilde avait vécu six ans avec une faible rente. Elle était résignée, bien que réaliste et entendait bien utiliser cet argent pour un projet lui tenant à cœur. 

Signe éventuel du destin, elle reçut le jour même une lettre de Jeanne : « … la halle métallique de la gare d’Agen a été conçue par le bureau d’études d’un certain Gustave Eiffel qui serait également en train de construire un observatoire à Arcachon. Si tu es toujours décidée à partir vivre dans cette ville, tu me diras quelle est l’utilité de cet observatoire. Peut-on observer les étoiles ? Cette possibilité me fait rêver… »

Un mois plus tard, Mathilde arriva en gare d’Arcachon. Quand elle descendit du wagon, il pleuvait et la nuit commençait à tomber. On entendait les sabots des chevaux claquer sur les planches humides, mêlés aux éclats de voix des porteurs. Des fiacres se tenaient à la disposition des arrivants. Les gens se pressaient pour se mettre à l’abri ou regagner leur domicile. Malgré ces conditions, Mathilde fut saisie par une émotion qui restera gravée longtemps dans sa mémoire : l’odeur unique de la ville d’Arcachon. Une odeur qui alliait l’air marin iodé, le pin balsamique et la liberté. Elle héla un porteur, lui indiqua ses bagages et se renseigna sur l’adresse d’une pension. Contrairement aux attentes sociales convenables, elle décida de s’y rendre à pied, non sans attirer des regards intrigués, voire outrés.


Chapitre 3 – La pension, le belvédère

Le lendemain, lorsque Mathilde tira les rideaux de sa chambre, c’était un soleil lumineux qui l’accueillit. Elle était installée dans une pension modeste et charmante sur la petite montagne d’Arcachon. La propriétaire, Madame Donadieu, l’avait accueillie avec un mélange de curiosité et de respect. Peu de dames voyageaient seules, encore moins des veuves habillées avec autant de distinction et de simplicité. Madame Donadieu était une femme discrète qui possédait un fort caractère. À plus de cinquante ans, elle aimait dire qu’elle n’était pas née au bon moment. « Si c’était à refaire, je le referais, mais différemment ! ». Dès le premier jour, elle vit en la jeune femme l’espoir ; la revanche qu’elle attendait.

Mathilde prit son petit déjeuner en silence, appréciant le moment. Le café était quelconque, le pain un peu sec, mais elle n’avait jamais rien goûté d’aussi savoureux. Dans la salle de repas, elle pouvait observer le blason d’Arcachon accompagné de la devise de la ville. Celle-ci fut prononcée par Alphonse Lamarque de Plaisance, premier Maire d’Arcachon, à l’occasion de la venue de Napoléon III en 1859 : « Hier Solitude, Aujourd’hui Bourg, Demain Cité ». Mathilde sortit un carnet de son sac, cadeau de Jeanne. Sur la première page, elle écrivit : « Hier solitude, Aujourd’hui liberté, Demain horizon… »

Dans l’après-midi, elle se rendit dans les rues courbes de la Ville d’Hiver. Madame Donadieu lui avait expliqué que ce tracé avait pour vocation d’abriter du vent les curistes tout en favorisant leur convalescence. En levant les yeux vers les villas hétéroclites et extravagantes, elle reconnut l’Observatoire en construction qui dominait la ville et dont sa sœur lui avait parlé. Mathilde aperçut les poutrelles métalliques et les ouvriers en blouse grise. 

Un contremaître, intrigué par sa présence, vint à sa rencontre :

— Puis-je vous aider, madame ?

— Oh, je suis simplement curieuse… Est-ce bien le projet de monsieur Eiffel ?

— Monsieur Eiffel et surtout Paul Régnauld qui est l’ingénieur en chef de la Compagnie des Chemins de fer du Midi, urbaniste et architecte de la nouvelle ville.

— Il me semble qu’il est également le neveu d’un des frères Pereire, ces entrepreneurs qui développent le tourisme balnéaire d’Arcachon. D’ailleurs, certaines personnes parlent beaucoup du vaste Chalet Pereire qui abrite les deux inséparables familles…

— Vous en connaissez sur le sujet, Madame ! Célèbres chemins de fer du Midi ! Et justement, vous pouvez voir ici certains éléments détournés de la construction du chemin de fer. 

— Fascinant ! Mathilde eut un moment de réflexion. Qu’observera-t-on de là-haut ?

— Ce belvédère permettra de bénéficier d’un panorama sur tout le Bassin d’Arcachon.

— J’ai hâte d’y monter ! dit-elle, tout en se demandant comment elle serait capable de se mouvoir avec robe longue, crinolines, corset, jupons et capelines, la norme vestimentaire féminine. Une autorisation de travestissement serait-elle possible ? Elle rêvait de déambuler en pantalon, comme elle le faisait parfois chez elle et même à la pension. 

Le contremaître la sortit de sa torpeur :

— Rendez-vous dans quelques mois ; et prévenez Monsieur votre époux pour qu’il vous accompagne, ce sera époustouflant !

Mathilde lui adressa un sourire poli et pivota pour continuer son chemin. Dès le dos tourné, elle esquissa une horrible grimace moqueuse. À l’évidence, dans l’esprit de chacun, une femme célibataire n’existait pas. Cette constatation agaça Mathilde qui se sentait d’autant plus motivée pour entreprendre ses projets.


Chapitre 4 – Le Casino et Margot

Un peu en contrebas, ses pas la conduisirent tout naturellement au Casino de la forêt. Le bâtiment se trouvait là, majestueux, imposant, superbe… Mathilde l’observait, grandiose, exotique et offrant une vue imprenable sur la Ville d’été et sur le Bassin d’Arcachon. Son style était manifestement influencé par l’architecture arabe. Actuellement, une fête était donnée pour le vernissage des peintures murales colorées réalisées par Jules Salesses. Le parc comportait un kiosque à musique et un théâtre de verdure. Un spectacle pour enfants se jouait pendant que ces dames prenaient un thé au jardin et ces messieurs s’adonnaient aux jeux au premier étage.

En redescendant des hauteurs sablonneuses, Mathilde se surprit à penser à un terrain, à une maison, un lieu de partage, d’accueil, d’idées. Elle nota dans son carnet : « Lieu à bâtir. Pour femmes en pantalon (et hommes ?). Pour celles qui lisent, écrivent, pensent et créent. »

Rentrant de promenade, Mathilde sentait son cerveau bouillonner. Ses idées et ses projets se rencontraient, vagabondaient et s’entrelaçaient dans un mélange d’excitation et d’impatience. Elle s’arrêta à la pension afin de se rafraîchir et de rassembler ses esprits. Madame Donnadieu lui fit porter une infusion par Margot, une jeune servante. « Une gentille fille, avait-elle dit. Elle vit seule avec sa mère dans une cabane de résinier de la forêt voisine. Elles reprennent le travail de gemmage du grand-père. Le père n’est pas revenu de la dernière saison. Il était pêcheur sur la Marie-Jeanne, le dernier bateau de pêche victime des dangereuses passes, et l’autre aïeul a péri lors du Grand Malheur en 1836. Pauvre famille ! ». Et elle se signa.

Lorsque Margot servit l’infusion, Mathilde la complimenta sur la bonne odeur vaporeuse. 

— Oh, ça, c’est la résine que vous sentez. Je transporte l’odeur avec moi. Je suis désolée.

Mathilde resta un moment silencieuse, gênée, ne sachant comment répondre.

— Je trouve cette odeur agréable et… reposante.

— C’est gentil Madame, mais vous savez, le travail de résinier, lui, n’est pas de tout repos. Je préfèrerais véhiculer une autre odeur.

— J’aimerais que vous m’emmeniez vers chez vous ; pour m’expliquer le travail des résiniers. 

— La forêt n’est pas un endroit pour une dame. Les personnes de votre rang profitent des bienfaits des bains, de l’air marin et se promènent sous des ombrelles.

— Je ne suis ni poitrinaire, ni malade et encore moins fragile. Un endroit où les « dames » ne se rendent pas m’intéresse d’autant plus.

— Si vous me le demandez, Madame, je vous accompagnerai avec plaisir.


Chapitre 5 — Connivences, confidences et convictions

Quelques jours suivants, au matin, alors que le vent soufflait plus fort qu’à l’accoutumée, Mathilde se rendit sur la plage pour marcher. Elle n’y croisa presque personne, sinon un homme debout face aux vagues, un carnet à la main. Son chapeau à larges bords battait dans le vent, et une longue écharpe flottait derrière lui comme un drapeau. Il sembla à Mathilde l’avoir déjà aperçu la veille, dans la forêt lorsque Margot l’avait menée à la cabane familiale. Mathilde s’était interrogée sur la présence de cet homme au milieu des pins.

Il se retourna soudain, surpris de voir quelqu’un d’autre braver le sable fouetté par le vent.

— Pardonnez-moi, madame… Je ne pensais pas troubler la solitude d’une dame.

— Vous étiez en grande concentration, Monsieur, contrairement à moi. Avez-vous trouvé ?

— Ce que je cherche est impalpable, mais je peux le trouver face à la mer ou au milieu des pins. Je suis Théophile Gautier. J’ai cru comprendre que les vents d’Arcachon étaient bons pour les poumons… et parfois pour l’inspiration.

Mathilde connaissait ce nom. Jeanne avait recopié dans une lettre un passage de Mademoiselle de Maupin qu’elle avait estimé scandaleux.

— Monsieur Gautier. Une amie m’a parlé de vous. Vous ne faites pas l’unanimité.

— Et vous, madame ? Faites-vous l’unanimité à marcher seule sans chaperon ni domestique ?

— Certainement pas ; et je n’y aspire pas non plus !

Ils rirent tous deux, complices. Ce fut le début d’une longue conversation.


Chapitre 6 — Racines des arts

Un matin, Madame Donadieu vint s’asseoir à la table de Mathilde et lui glissa à voix basse : 

— Je connais quelqu’un qui travaille à la mairie et qui est au fait des terrains disponibles. Il est sensible aux dames qui n’attendent pas qu’on leur trace leur chemin et pourrait vous aider.

Mathilde releva les yeux, intriguée. Elle projetait d’aller à la mairie pour le vernissage de l’exposition photographique de la « Ville nouvelle » réalisé par Alphonse Terpereau et demandé par Paul Régnauld afin de valoriser les travaux effectués. Elle esquissa un sourire : 

— Ah ? Merci. Faites-lui savoir que je lui rendrai visite demain.

Bien conseillée, Mathilde retourna dans la Ville d’Hiver, interrogeant les passants, les commerçants, les charretiers. Tous semblaient fascinés par cette dame qui posait des questions comme un notaire ou un entrepreneur. Elle fut séduite par un espace, surprise par son charme inexplicable. Peut-être le chant des oiseaux, ou autre chose d’indéfinissable. Quelques arbres, du sable, dont une partie érigée en petite dune. Mathilde, souhaitant y monter, avait commencé par relever sa jupe. Puis, d’agacement, finit par l’ôter et garder les pantalons qu’elle portait dessous. Je n’ai que faire des commentaires ! En haut, réfléchissant à l’organisation de la future construction, elle crut voir passer trois silhouettes familières : Théophile Gautier, Alphonse Terpereau et Jules Salesses. L’écrivain, le photographe, le peintre. Trois artistes. Trois hommes. Ils s’effacèrent aussitôt dans la lumière de midi, tel un mirage. Elle ramassa un long bâton et le planta dans le sable en clamant : « Ici sera planté un chêne, en symbole de l’expression libre et durable des artistes de sexe féminin. Ici, je construirai une Maison des Arts où les femmes pourront porter le pantalon. Ici, les talents écloront, les voix étouffées s’enracineront dans le terreau sablonneux d’Arcachon. » 

Et, emplie de convictions, Mathilde écrivit sur son carnet : 

Commencer par un concours des arts. Sujet : Arcachon, ville impériale.

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