Camille
Auteur : Nouvelle- 97
C’était là le rituel de Camille, seize ans, tous les matins. Elle ouvrait les lourds volets en bois de sa chambre exiguë, béate face au panorama qui embrasait sa vue. Elle emplissait ses poumons de l’air vivifiant du Bassin, brassé par les picotements résineux du parc de la villa. L’été se retirait lentement, presque à regret. Un léger duvet de nuages se dilatait derrière le phare du Ferret. L’onde transparente dansait sous le soleil naissant. Camille devait préparer le petit déjeuner de la comtesse Catherine. Henry, son époux, avait quitté très tôt la demeure. Convoqué par les autorités qui lui avaient confié la gestion de la nouvelle ligne de chemin de fer.
Elle tira le rideau derrière elle, dispersant des ombres mobiles sur le lit défait. Elle reviendrait plus tard, dans la matinée, entre deux tâches. Ses bas glissaient sur le parquet où l’entêtante odeur de cire résistait. Elle descendit à pas comptés le grand escalier pour toquer à la porte de la comtesse. La lumière du matin transperçait les vitraux du couloir, diffusant un arc-en-ciel déformé sur les murs. Camille frappa deux coups. Et attendait. Madame se devait de la faire patienter. Après tout, la jeune fille n’était qu’une domestique. Une voix enjouée répondit. Au milieu d’un grand lit, émergeait une tête brune sur des oreillers de satin. La longue chevelure de Catherine s’emmêlait. Elle se redressa :
– Tu veux bien brosser mes cheveux, Camille ?
– Oui, madame. Tout de suite.
Les ordres n’étaient pas vraiment des ordres. Madame habillait ses demandes d’un ton ferme certes, mais avec un sourire dans l’intonation. Elle avait vingt ans de plus que sa domestique. Son époux, lui, était d’un âge plus avancé. Leur mariage avait suscité beaucoup de réticences dans leurs familles respectives. Il s’était entiché de cette magnifique beauté lors de ses tournées d’affaires. Elle n’était pas du Bassin. Cette anomalie lui collait toujours à la peau. Comme une tare indélébile. Les Des Maisons-Picard n’avaient pas d’enfants. Les mauvaises langues racontaient que le vieux monsieur ne pouvait satisfaire sa femme. Quelle vie avait-elle connue, auparavant, dans les faubourgs de Bordeaux ? On racontait que la dame avait été conquise par le rang et la fortune d’Henry. Certainement pas pour son physique et son humeur chagrine.
– Madame, une tresse vous conviendrait-elle aujourd’hui ?
– Non, laisse mes cheveux libres !
Elle secoua sa tête devant la coiffeuse où son reflet lui renvoyait une image plus mûre. Elle lissa le contour de l’œil, grimaça, ouvrit grand la bouche. Camille défit le lit, mais l’admirait en catimini. La comtesse s’en aperçut :
– Va verser mon chocolat chaud et prépare-moi des tartines.
Camille s’exécuta. Elle rejoignit le vaste office baigné de la lumière crue de l’Est. En profita pour ouvrir les porte-fenêtres. L’air portait la douceur de ce début d’automne. Avant de préparer la table, elle fit quelques pas dans le parc. Á travers les branches basses des pins, miroitait l’eau turquoise du Bassin. Un merle sautillait sur l’herbe fraîchement coupée. Un couple de tourterelles en maraude s’époumonait de jardins en jardins. L’allée dallée serpentait mollement jusqu’à la clôture mitoyenne. La villa « l’Océane », propriété de riches négociants Anglais, était fermée. Presque menaçante au crépuscule, avec ses fenêtres closes, elle présentait le visage mesquin d’un titan. Dans l’air flottaient des parfums disparates, des effluves à nuls autres pareils. Ça sentait le Bassin. Camille ferma les yeux un instant. Pour rêver à « son » François. Celui qui venait la voir en secret, dans le petit cabanon. Quand le comte et la comtesse se retiraient à Biarritz pour plusieurs jours.
La semaine précédente, les deux amoureux sortaient de leur abri en bois, exténués mais heureux. Leurs joutes sensuelles, sublimées par le lieu, leur faisaient apprécier les absences des Des Maisons-Picard. Cependant, Camille avait été étonnée par la requête de son amant. Il souhaitait visiter la villa, s’immiscer dans l’intimité solitaire des pièces, se prendre à jouer au bourgeois. Elle s’était fait prier pour ouvrir le hall, mais finalement l’amour prit le dessus ! Il revint plus tard, la mine réjouie, les mains dans les poches. S’était éclipsé dans la rue sans même déposer un baiser sur sa Camille chérie. Pressé.
– Mon chocolat ! Il n’est pas encore prêt, jeune fille ?
Ramenée brusquement à la réalité, la « jeune fille » savait le courroux de la comtesse. Les rares fois où elle ne citait pas son prénom, les reproches fusaient. Tandis que madame savourait son petit déjeuner, Camille s’affairait dans les chambres. Celle de la comtesse en premier, la sienne après. Pourquoi Catherine avait-elle négligemment posé son bracelet en or sur la coiffeuse ? Un rayon de soleil glissa sur les maillons dont les reflets éclaboussaient le miroir. Camille promena ses doigts juste au-dessus, sans le toucher. Elle tendit son bras en s’imaginant un court instant parée de ce bijou. Elle crut entendre des pas dans l’escalier. Le rouge marbra ses joues. Le cœur battant, elle tira la couverture sur le parquet et tapota les oreillers. Puis elle regagna l’office pour desservir. La comtesse marchait dans le parc, parlait à voix basse à quelque amie invisible. Son profil longiligne se perdit sous les frondaisons. Camille aurait aimé lui ressembler. Camille l’admirait… Quand le comte regagna la villa le soir, des voix parvinrent jusqu’à la petite chambre de la domestique. Des bribes de conversation où revenaient les mots : empereur, jetée d’Eyrac, autorités, Biarritz, gare, chapelle. Cette sourde litanie finit par l’endormir.
Au petit matin, la nuit pesait toujours sur le quartier. Un lourd rideau de pluie fouettait le parc. Des rafales assassines arrachaient des branches griffues, balayaient la terrasse, résonnaient entre les hautes cheminées. Comme un esprit malfaisant, le vent brisait sa voix rauque sur les arbres. Il rebondissait sur la façade de la villa, reprenait son souffle. Cognait les maisons voisines, rugissait contre les fragiles clôtures en bois. Son œuvre destructrice s’acharnait sur Arcachon. Venait ternir la visite de l’empereur et d’Eugénie. Les Des Maisons-Picard faisaient partie des privilégiés. Une place au premier rang avait été réservée à la Chapelle des Marins. Camille sentit immédiatement que cette journée du 10 octobre ferait date.
Soudain, des bruits inhabituels provinrent des étages inférieurs. Les intonations du couple montaient d’un cran. Avant même qu’elle ne descende, l’appel de Catherine l’alerta :
– Jeune fille, pourquoi n’es-tu pas là ?
La comtesse campait sur le palier de leur chambre. Blême, les cheveux épars, les yeux cernés, la bouche pincée, le regard noir. Elle tremblait. Saisit le poignet de la jeune domestique, l’entraîna vers la coiffeuse. Le comte, muet, bras croisés, était appuyé contre la porte-fenêtre. Camille, glacée, fixait un tiroir grand ouvert. Et un coffre à bijoux de velours rouge… vide ! Elle porta ses mains sur ses lèvres pour ne pas hurler. Les images revenaient en boucle : dimanche après-midi, François, les mains dans les poches, le sourire narquois. « C’est François ! » Cette phrase lancinante bourdonnait entre ses tempes. Il avait donc profité d’elle pour s’emparer du précieux trésor.
– Tu peux m’expliquer ? Où sont mes émeraudes, mon collier de diamants, mes boucles d’oreilles en saphir ? Petite voleuse !
– Non madame, ce n’est pas moi !
– Qui, alors ? Personne ne vient ici que je sache. Aujourd’hui, nous sommes invités à la réception de notre empereur Napoléon III et son épouse. Mais sans parure, Catherine Des Maisons-Picard va passer pour qui ? Pour qui ?
– Catherine, supplia Henry, calmez-vous ! S’il vous plaît, chérie...
– Jeune fille, pour la dernière fois, où sont mes bijoux ?
En pleurs, Camille n’arrivait à articuler aucun mot. Ses lèvres tremblaient sur un nom « François ». Elle tordait ses mains, reniflait entre deux sanglots. L’aveu, ou l’ersatz d’aveu dura longtemps, longtemps…
Il lui fallut du courage ou de la lucidité pour révéler à la comtesse son aventure avec François, fils d’un pêcheur de la pointe de l’Aiguillon. Pour lequel elle avait perdue son innocence à l’âge de quinze ans ! Tombant dans le piège du grand amour. Lui profitait de la naïveté des jeunes filles placées dans de riches familles. Sitôt ses larcins accomplis, il disparaissait.
La comtesse lui intima l’ordre de quitter ses fonctions le soir-même. Son époux tenta de trouver un compromis. Rien n’y fit ! Inexorable, Catherine ne céda pas. Dès leur retour, Camille sortirait de cette maison, à tout jamais !
Dehors, la tempête sévissait toujours sur le Bassin. La flotte de bateaux pavoisés s’égaya au milieu des flots tumultueux. Pour regagner tant bien que mal leurs ports respectifs. Tandis que le cortège impérial avançait dans la ville sous les vivats de la foule, les voitures des édiles tentaient de se frayer un chemin sur les routes détrempées. Il manquait encore bien des invités de marque parmi lesquels le comte et la comtesse Des Maisons-Picard.
Une calèche tirée par deux chevaux nerveux s’avança jusqu’au portail. Sous un large parapluie noir porté par le cocher, Catherine retenait les plis de sa robe de dentelle en soie grège. Henry, comme à son habitude, la suivait à distance. Elle se retourna vers la domestique, d’une voix ironique :
– Et oui, tu vois, je porte tous mes bijoux. Les vrais ! Tu diras à ton amant que j’accorde peu de confiance à mes gens, heureusement ! Ceux qui m’ont été dérobés étaient des copies, de parfaites copies. Au cas où…
Nous voulons trouver la maison vide à notre retour. Ne te plains pas, nous pourrions alerter les gendarmes !
Camille, fascinée par le décolleté qui offrait refuge à la parure d’émeraudes et de diamants, restait vissée sur le perron. Les bras ballants, les cheveux collés par la pluie froide, les larmes mêlées aux gifles de la tempête, elle regardait s’éloigner un monde qui n’était pas le sien.
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