Les Portraits Amoureux
Auteur : Nouvelle 85
Arcachon, 1868.
Le vent soufflait doucement dans les pins de la Ville d’Hiver, apportant avec lui le parfum salé de la mer et le murmure discret des villas bourgeoises. Tout était calme ce matin-là, comme suspendu dans le silence des choses précieuses.
Lucie avançait à pas feutrés dans le couloir de la villa Saint-Clair. Elle connaissait ce chemin par cœur, jusqu’à la moindre irrégularité du parquet, qu’elle évitait soigneusement pour ne pas réveiller les domestiques. Sous son bras, elle serrait une toile vierge et un petit coffret d’aquarelles. Elle s’était levée tôt avant sa prochaine séance et comptait bien prendre un peu de temps pour ce nouveau tableau qui promettait d’être exceptionnel.
L’adolescente n’avait que quinze ans, mais déjà la main sûre et l’œil attentif d’une artiste née. Son père, peintre officiel discret mais respecté, avait été invité à réaliser le portrait de Mademoiselle Éléonore de Fontanges, la nièce de l’impératrice Eugénie. Mais, depuis quelques semaines, son père ne se portait pas très bien et Lucie s’inquiétait pour lui. Après son dernier accident, il était plus faible et sa santé se dégradait fortement. La jeune artiste avait donc pris sa place. En secret.
Éléonore attendait dans le salon baigné de lumière. Assise près d’une fenêtre ouverte, les cheveux relevés avec soin, elle paraissait à la fois élégante et lointaine. Son regard se tourna vers Lucie qui venait d'entrer, puis glissa sur le coffret de couleurs. Elle ne posa pas de questions. Elle savait.
- Vous êtes revenue, dit-elle simplement.
Lucie acquiesça. Leurs séances avaient toujours commencé ainsi : quelques mots, puis un long silence. Pendant qu’elle peignait, Éléonore lisait, ou regardait le ciel. Mais aujourd’hui, il y avait dans l’air quelque chose de différent. Une tension douce. Une envie de parler. Comme un sentiment nouveau.
- On dit que les portraits mentent, murmura Éléonore, le regard perdu vers le jardin. Qu’ils ne montrent jamais ce que l’on est vraiment.
- Peut-être, répondit Lucie. Mais certains essaient de dire la vérité malgré tout.
Elle releva les yeux, planta son pinceau dans le bleu et se mit à peindre. Pas le sourire convenu. Pas la robe dorée. Mais les yeux d’Éléonore, tels qu’ils étaient vraiment ce matin-là : profonds, inquiets, et vivants. Pendant plusieurs jours, la jeune artiste revint à la villa, toujours à l’aube, toujours dans le silence. Les séances se succédaient et entre deux coups de pinceau, une complicité étrange s’était installée entre les deux jeunes filles. Elles ne parlaient pas beaucoup, mais chaque regard en disait plus qu’un livre entier. Ce sentiment nouveau grandissait entre elles, tant et si bien qu’elles finirent par commencer à comprendre.
Éléonore, d’habitude si raide, si parfaite, s’était peu à peu mise à relâcher ses épaules. Elle riait parfois. Elle apportait des poèmes, griffonnés à la plume et les lisait à voix basse pendant que la peinture séchait. Lucie n’osait pas parler de son autre toile - celle qu’elle avait commencée en cachette dans l’atelier de son père, une toile plus vraie, plus douce, plus dangereuse aussi. Dans ce portrait là, Éléonore n’était pas une héritière figée dans la pose. Elle y apparaissait libre, presque sauvage, le regard tourné vers l’horizon, sans corset, les cheveux dénoués. C’était l’Éléonore que Lucie aimait. Celle avec qui elle partageait cette mystérieuse complicité.
Un matin, Éléonore lui demanda :
- Et toi, tu peins pour qui ?
Lucie hésita. Puis elle répondit, d’un ton calme :
- Pour celles que l’on n’autorise pas à exister.
Éléonore se tut longuement. Elle comprenait. Mais les choses changèrent vite, trop vite. Ce sentiment croissait de jour en jour et pour tout dire, il faisait peur aux deux adolescentes.
Un valet, trop curieux, entra un jour dans l’atelier pendant que Lucie n’y était pas. C’était Esteban, son cousin éloigné. Rêvant d’être peintre, il avait été profondément blessé lorsque Lucie avait pris sa place lors du concours et qu’elle avait gagné le premier prix. Entrant d’un pas doux et silencieux, il s’avança, bien décidé à faire payer à sa cousine ce qu’elle lui avait volé. Ses toiles magnifiques le mirent plus en rogne encore et sa soif de vengeance le ravageait. Attrapant un pinceau et son coffret d’aquarelle, il se mit à saboter les œuvres de Lucie. Toile après toile, il les déchirait, les couvrait de peinture noire. Une fois calmé, il se rendit compte de son carnage et se gifla, bien que tout ce cirque l’ait légèrement soulagé. Seulement, quelque chose le titillait. Une dernière chose. S’avançant dans l’ombre, il tira sur le drap qui recouvrait l’une des œuvres de sa cousine et il la vit. Il vit la toile interdite. Il reconnut alors le visage de Mademoiselle Éléonore - mais pas celui qu’il avait l’ordre de faire encadrer dans les salons de la noblesse. L’autre, celui représentant Éléonore telle qu’elle est. Le lendemain, une rumeur parcourait déjà la villa. Une jeune fille aurait osé peindre un portrait inconvenant de la nièce de l’impératrice, sans autorisation. Le mot “scandale” flotta dans les couloirs comme une menace. Lucie le savait, tout comme Éléonore d’ailleurs : c’était la fin. La fin de tout : de leurs séances en cachette, de leurs rendez-vous secrets, de leur complicité, de leur amour…
Lucie fut renvoyée sans même qu’on la laisse terminer son travail. Quant à Éléonore, elle fut rapidement envoyée en cure près de Madrid, pour y rencontrer un fiancé, choisi depuis longtemps. Leur dernière conversation se fit à voix basse, dans le jardin, à l’abri d’un rosier grimpant.
- Un jour, dit Lucie, quelqu’un retrouvera ce tableau.
- Et il verra ? demanda Éléonore.
- Il verra qui tu étais vraiment.
Elles ne se promirent rien. Elles n’avaient pas besoin. Le vent de l’océan fit le reste. S’avançant, Éléonore prit la main de Lucie et cette dernière comprit immédiatement. Ce sentiment était si grand et si chaud. Les deux jeunes filles se regardèrent un moment puis, finalement Éléonore posa ses lèvres sur celles de Lucie. Ce ne fut pas un baiser de conte de fée, mais c’était le plus beau que les adolescentes auraient pu souhaiter. Bien qu’il ne dura que quelques fractions de secondes, il était inoubliable. Quelques larmes coulèrent sur leurs joues. Larmes qu’elles s’empressèrent d’essuyer. Un amour impossible, entre deux jeunes filles interdites. Et malheureusement, ce fut la dernière fois qu’elles se virent.
Éléonore rentra à Madrid et épousa Arthur, héritier d’une riche famille espagnole avec qui elle eu deux garçons. De son côté, Lucie épousa Marvin, le fils d’une des domestiques de la villa avec qui elle eu des jumeaux : une fille et un garçon. Mais, même après tout cela, les deux femmes ne s’oublièrent jamais, ni elles, ni ce baiser interdit, échangé à leur départ. Et ainsi, elles continuèrent à s’aimer.
Mais c’est alors que, bien plus tard, certaines légendes dont pu dire que leurs arrière-arrière-arrière-arrière-arrière petits enfants, Alex Marvoy et Chloé Chiara se marièrent et eurent trois filles : Éléonore, Lucie et Eugénie.
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